Lecture : « Sucres » de Matthieu Corpataux

Pauvre homme celui
Qui garde les pieds sur terre

Un îlot de brièveté dans un océan de longueurs. 52 pages, 42 poèmes qu’il vaut la peine de digérer et laisser fondre en bouche comme un caramel mou, sous peine sinon qu’il colle aux dents. Recherche à travers les grains  – de sucre, de sable, de folie. Démonstration d’un certain art poétique, celui de la littérature très courte dont la présente critique ne sera probablement pas un exemple. Egrenons sans plus attendre ce doux sabliersucrier…

Par souci de transparence, je tiens à préciser que je connais personnellement l’auteur de ce livre, mais qu’il ne m’a pas expressément demandé d’en faire une critique. Toutefois, si je manque parfois d’objectivité (plus que d’habitude, disons, puisqu’une critique objective est un immense contresens), tu en connais la raison.

Comme toujours, l’exhaustivité non plus n’a pas daigné répondre « présente » à mon analyse toujours partielle, toujours à renouveler, pour de futures relectures.

Artificiellement, je séparerai ce recueil en trois parties qui forment une unité : 1, programmatique ; 2, les souvenirs du temps passé ; 3, disproportion de l’homme. Toutes les trois, cependant, se font écho, se répondent.

Programmatique

Des sucres oui, qui attaquent / Les blanches dents, qui attaquent / Les civils gentils, les gencives nantis / Qui attaquent lentement, à la racine / A l’aide de la langue, ce muscle infini. (p. 7)

Une poésie sucrée certes, mais pas forcément douce : concentré, c’est le mot qui revient souvent, dire le plus de choses avec le moins possible, ne pas être un des « diseurs de bêtises » qui « ne trient pas les morceaux. » (p. 9). Les morceaux, ici, sont triés, finement affûtés. En résulte, typographiquement, des pages très blanches, très aérées, comme des « îlots » non pas au milieu de « l’océan gaspillé » (p. 8), mais de la page, très aérée. On a la tentation, si on est un lecteur trop frénétique – c’est là un de mes moindres défauts – d’engloutir aussi peu de mots en moins de temps qu’il n’en faut pour lire attentivement ne serait-ce que le premier poème. Mais n’oublions pas, ces poèmes sont « comme des sucreries » : tout le monde connaît, ou du moins se souvient de cette sensation désagréable quand on a englouti trop vite un paquet de bonbons. Poser ses pieds « sur la Lune » (p. 10), voilà l’idéal : une vive solitude qui permet, justement, de faire le vide pour garder l’essentiel. Si cette critique donne plus l’air d’avoir été écrite par un « diseur de bêtises », c’est parce qu’elle cherche cet essentiel, à sa manière…

Les souvenirs du temps passé

Pink Floyd -Time

Tellement de souvenirs / Des Sahara entiers / Et là au milieu / Cette fille qui / M’avait sucré la tête / De quelques grains (p. 15)

Des Sahara entiers, voilà une expression qui revient souvent : ce sont tous les grains, les souvenirs marquants dont la mémoire, le temps passant, a elle-même fait le tri. « Le grain était un nom sur un maillot / Et la couleur des chaussures. » (p. 20). A la fois, donc, le souvenir de la passion dès l’enfance pour le football comme en témoigne l’énumération de grands noms du début des années 90 :

Pour choisir quels seraient / Mes joueurs préférés, seul le nom / Comptait. J’alignais mes propres compositions / Et chantais Nwanko Kanu, Eto’o / Ljungberg, Bergkamp, Rivaldo / Van der Vaart, Jay-Jay Okocha / Jerzy Dudek et Nakata. (p. 20)

Mais aussi le grain de folie, de la passion, justement : ce qui fait vibrer, qui donne du sens à la vie du poète. « Mais ce n’était pas rien / Puisque les grains sont là. » (p. 21). Apparaît alors une « machine à grains » (p. 22) : la console, à laquelle on a tous joué en cachette, « La lampe / De poche entre les dents / Quand la Lune / Se cachait » (p. 22). Souvenirs,  donc d’une enfance d’apparence ordinaire, mais ce n’est pas sans compter sur la plume du poète qui les fait briller. Souvenirs de Noël, de vacances, transcendés par l’écriture qui est partie d’une rencontre, lors d’un samedi à Evian  :

« Un logo de jeu de go et ces mots / Sur lesquels j’ai heurté : / D’autres vies / que la mienne » (p. 25)

Première claque littéraire. Une vocation ? « [L]es seules clés à ne pas perdre / Sont celles de lecture » (p. 26)

Le plus long poème, le plus étouffant, est peut-être celui sur le Montreux Palace, où abondent les mots et les images, le texte aussi, qui remplit plus la page, étouffe plus. « Je me sentais à l’étroit au Monstrueux Palace » (p. 27) : l’abondance ne sied point à celui qui veut concentrer. Moins étouffant, mais abondant aussi, le deuxième plus long poème qui suit celui du Montreux Palace : celui du garage de la grand-mère qui « entasse / Accumule, amasse, amoncèle », toute le contraire du recueil, encore une fois.

Tandis que je m’efforce d’évacuer l’inutile / Ma grand-mère le retient. / Et nous retiendra à coup de grains / Lorsqu’il faudra libérer cet espace / Des Saharas entiers, des galaxies  immenses. (p. 28)

A vrai dire, chaque grain est comme une madeleine – qui n’est autre qu’une sorte de sucrerie, une douceur du moins. Et chacun de ces grains, lorsqu’il correspond à un souvenir, fait resurgir de fil en aiguille d’autres souvenirs. Les dieux savent à quel point il a fallu trier pour ne retenir que ces grains essentiels et les mettre en vers.

Autres souvenirs d’enfance et de famille, pas toujours joyeux, parfois orageux (p. 35).  Mais un refuge, après qu’il ait « cassé [s]a console » (p. 31), ce sera celui des mots : « Je trouve dans les mots / Entre eux aussi / Des espaces suffisants / Des silences éternels. » Une déformation de la formulation pascalienne, pour évoquer le pouvoir salvateur des mots – lecture et écriture – permettre d’échapper au tumulte du monde extérieur.

Disproportion des grains

Notre galaxie / Face à l’univers / Est moins qu’un grain / Moins qu’un atome / De sucre à l’échelle / Du gâteau. Et mon poème / En regard du langage n’est / Qu’un grain, qu’une galaxie (p. 40)

Grain dans le langage, galaxie de mots bien agencés, les poèmes de la dernière partie ont tous des allusions à l’espace, l’univers, l’astronomie, et l’apparente vanité de toute chose dans un univers qui nous ignore (poèmes 31 et 32). Chercher, chercher, chercher, c’est ce à quoi semble se résumer les vies des poussières que nous sommes : recherche d’un sens à notre existence, ce que nous faisons, ce que nous sommes, « Nos mécanismes, nos désastres. A l’été / 2010 – enfin -, sous la pluie des Perséides, / Je découvris Mars de Fritz Zorn. » Le vertige d’une lecture marquante, comme le vertige face à l’immensité de l’univers : même sentiment pascalien de disproportion, de si petits objets, des mots dans un livre de poche, quelque chose de très léger, qui nous fait pourtant l’effet d’un quarante tonnes lâché à pleine vitesse sur nos êtres fragiles… On ne le dira jamais assez, chaque livre est une fenêtre, le hublot d’une fusée, qui donne sur des milliards d’univers, encastrés dans nos étagères poussiéreuses.

Être bouleversé par l’immensité / De l’univers, éprouver ce vertige / Et puis quoi ? Que faire de tout cet espace de tout ce poids ?

Faire des noeuds avec des grains / Puis des mots, que l’on conglo- / Mère, pour combler la mémoire / Les trous et les trous noirs / Sans chagrin ni sanglot / Sangler chaque pérégrin / De poussière cométaire – / Des Saharas combinatoires / Constellactions consolatrices / Ephémères et illusoires. (p. 44)

Les souvenirs, les lectures, les rencontres, tout, la vie : qu’en faire, une fois fait le pas en arrière qui nous donne le vertige ? La solution de ce recueil, toute proustienne, est simple : l’écriture. Mais encore une fois, pas n’importe quelle écriture : un petit grain pour les contenir tous, la littérature très courte (poème 35).

Quelle folie / Me reprend / Aujourd’hui ? / De condenser en châteaux / Des lettres / Des grains / De Sahara et de sucre (p. 50)

Conclusion

Proust avait sa cathédrale, Corpataux son château de sable – ou de sucre, comme toujours c’est simple mais pas si simple que ça. Or, si je puis me permettre d’étirer la comparaison à Proust – dont j’affectionne autant les romans que les poèmes du présent recueil – la conclusion du recueil n’est pas uniquement l’écriture horlogère à laquelle prétend le poète depuis le début, mais il y a aussi un dernier petit grain, la parfaite imperfection du rouage : le grain de l’amour dans un sonnet qui lui, est tout à fait régulier, qui évoque cette tension, toujours, entre ordre et chaos dans la poésie : toutes les règles poétiques ne seront rien, face au grain de folie qui est nécessaire pour animer la machine. Finalement, ce recueil de 42 poèmes, qui explore une constellation de souvenirs et d’idées, n’est peut-être qu’une énième Recherche, pas exactement du temps perdu mais quand même d’une certaine réponse à la question de la vie, l’Univers et tout le reste, grâce à la poésie…

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« Oui, j’y ai bien réfléchi, avec une certaine assiduité [à ce qu’est la réponse à la question de la vie, l’univers et le reste]. C’est 42 »

Référence

Matthieu Corpataux, Sucres, L’aire, Collection métaphores, 2020, 52p.

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Quel dommage que la typographie de la couverture n’évoque pas un sablier…

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