Violence, désir et beauté : « Confessions d’un masque » par Yukio Mishima

(Ou Mishima Yukio si on le dit à la Japonaise) 

    

Roman autobiographique ou autobiographie romancée, au style élégant mais un rien trop cérébral, Confessions d’un masque raconte principalement comment le narra(u)teur se démène avec ses penchants homosexuels jusqu’à les accepter, mais passe aussi sur le culte des apparences à tous les niveaux, de soi-même à la société, ainsi que le rapport étroit – dans la vie de Mishima du moins – entre désir, violence (en particulier le sadisme) et beauté, rapport qui se concrétise dans la scène clé du roman où le narra(u)teur s’adonne pour la première fois à ce qu’il va nommer par la suite ses « mauvaises habitudes » devant le Saint-Sébastien de Guido Reni.

« À l’instant même où je découvris ce tableau, tout mon être vacilla, emporté par une jouissance païenne. » (p. 49)
La beauté de Sébastien – jeune capitaine de la garde prétorienne – n’était-elle pas de celles promises à une mort violente ? (p. 53)

Après sa fascination pour les métiers dits tragiques – tels que porteur d’eau, un travail effectué traditionnellement par les hommes de très basse extraction –, sa déception d’apprendre que Jeanne d’Arc, qu’il prenait pour un homme, est en réalité une femme, son penchant pour le travestissement illustré par le moment où il se déguise en la prestidigitatrice Tenkatsu en empruntant les vêtements de sa mère, le narra(u)teur, qui se rend compte de plus en plus de l’écart entre son apparence qu’il donne au monde et ce qu’il est vraiment…

Ce qui aux yeux des autres apparaissaient comme une comédie de ma part était pour moi la manifestation d’une exigence à retrouver ma nature profonde, et ce que les autres prenaient pour mon moi naturel n’était à mes yeux que comédie – selon un mécanisme que je commençais alors à saisir confusément. (p. 38)

… le narrateur fait donc l’expérience de ses premiers réels émois devant ce tableau de maître, ce qui va le conduire à progressivement prendre conscience de l’écart entre ce qu’il est et ce qu’il renvoie au monde, à se construire consciemment un masque. Dans le même temps, il va être attiré par un de ses camarades de classe au lycée, qu’il va aller jusqu’à comparer au Saint-Sébastien du Guide.

Ensuite, il s’enfonce toujours plus dans son jeu d’acteur à mesure qu’il grandit, ainsi, il écrit au début du chapitre 3 :

Tout le monde dit que la vie humaine est comparable à une représentation théâtrale. […] Mon optimisme me portait à croire que le rideau retomberait quand j’aurais joué mon rôle jusqu’au bout. L’hypothèse selon laquelle j’allais mourir prématurément venait appuyer cette croyance (p. 100)

Et la culpabilité inconsciente née de ce besoin de déguiser ma véritable nature attisa en moi le besoin d’interpréter en permanence des rôles conscients. (p. 112)

Cependant, la période de la guerre est perçue comme une période en quelques sortes bénie, « Nous n’envisagions jamais ce qui pouvait venir après. », à cause de l’imminence quotidienne de la mort. Le fait donc que tout son monde peut être détruit du jour au lendemain rassure le narrateur car il sent qu’il n’aura pas besoin de porter son masque encore très longtemps et, chaque jour de guerre qui passe, cela le soulage, mais il veut mourir éloigné de sa famille :

Une même mort venant s’abattre sur une famille entière, les regards de complicité avec la mort échangés entre le père, la mère, le fils, la fille à l’agonie : pour moi, tout cela n’était que le double abominable de l’image du parfait bonheur au foyer, de l’harmonie au sein du cercle familial. Moi, je voulais disparaître en toute sérénité parmi des inconnus. (p. 131)

Des inconnus qui ne jugeraient pas son être profond une fois le masque tombé après la mort ? Possible. Mais ce désir de mort va probablement poursuivre Mishima jusqu’à son suicide rituel le fameux 25 novembre 1970, après sa tentative ratée de coup d’état où, suivant le code d’honneur, il fit le choix de se tuer par seppuku pour sauver son honneur à lui… ou le fit-il pour être cohérent avec son oeuvre où art (donc beauté) et violence se côtoyaient sans cesse ? 

Au passage, cette journée du 25 novembre ainsi que plusieurs chapitres de la vie de Mishima, et même des récits de ses romans, sont présentés avec brio dans le film de Paul Schrader qui a très bien compris l’essence de l’oeuvre de Mishima (interprété dans le film par Ken Ogata, sur une musique envoûtante de Philip Glass) : lui qui a vécu son oeuvre autant que créé sa vie (le masque n’est pas loin), il est logique et même important de mêler ses fictions et sa vie dans un biopic qui lui est consacré, car si Confessions d’un masque est clairement autobiographique, la plupart des autres de Mishima le sont à divers degrés : par exemple, sa nouvelle qu’il va lui-même adapter, Patriotisme, préfigure explicitement sa future mort par seppuku.  

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Ce bref plan où Ken Ogata porte un masque n’est probablement pas anodin…

Pour en revenir au roman, le comble de la comédie du narra(u)teur est sans doute sa relation avec Sonoko, avec qui il se force à tenter d’être en couple hétérosexuel. « Et je me détestais dans ce rôle. » (p. 137). Seulement, le masque étant fragile, il faut le maintenir — en vain — par des automensonges toujours plus profonds. Et l’écriture cérébrale montre la façon dont il se prend la tête afin de façonner ses rôles :

À ratiociner comme tu le fais, je me demande bien ce que tu cherches à dissimuler. (p. 165).

Mais il faut se rendre à l’évidence : le naturel revient toujours au galop, n’hésite pas à piétiner la conformité fragile qu’on essaie de forger pour soi. Ainsi, le narra(u)teur ne ressent rien en embrassant Sonoko, ni cette prostituée quelques pages plus loin : notre narra(u)teur n’est décidément pas attiré par les femmes, et il a peur qu’on  s’en rende compte tout en étant grandement soulagé de ne ressentir aucune excitation quand la prostituée l’embrasse, sentiment étrange, « Jusqu’au moment où mes visions sanguinolentes, comme de coutume, vinrent me réconforter. » (p. 211)

Le premier roman de Mishima, hautement autobiographique donc, comme on l’a vu, ne se contente pas de raconter la difficulté de son narra(u)teur de se cacher et cacher aux autres son homosexualité qu’il va peu à peu accepter, comme dans un roman d’apprentissage, c’est aussi une grosse critique du culte des apparences et d’une certaine morale conformiste, ainsi la première pierre d’une oeuvre marquée par ce qui me paraît être le triangle primordial de l’art mishimien du roman : violence (ici en filigrane avec les évocations de la guerre ou les fantasmes sadiques), désir et beauté… 

Référence

Yukio Mishima, Confessions d’un masque, Gallimard, 2019 (nouvelle traduction), 235p.

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Mishima posant lui-même en tant que Saint-Sébastien, preuve que ce tableau l’obséda toute sa vie…

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