Lecture : « La cinquième saison » (Les livres de la Terre Fracturée, t1) de N.K. Jemisin

Un imaginaire finement engagé, une écriture sèche, frontale et impitoyable, un univers inclassable dans les habituels tiroirs de SFFF, une histoire de révolte juste magnifique, La cinquième saison ouvre une trilogie rare – ne serait-ce que par son triple prix Hugo – et place la barre très haut pour la suite de la série que j’espère, sans trop d’inquiétude cependant, être à la hauteur. Sans plus attendre, place à mon exégèse du livre, comme toujours non exhaustive, encore moins systématique, et surtout sans garantie qu’il n’y aura pas de spoilers majeurs ou mineurs çà et là… Lecteur.ice, te voilà prévenu.e.

Un monde hostile

La cinquième saison se déroule dans le monde du Fixe, une sorte de pangée entourée de quelques îles, qui va du pôle nord au pôle sud (on saluera le travail de Tim Paul pour la carte), dont le nom est d’emblée raillé : « C’est un continent d’ironie amère, quoique discrète. » (p. 12). Car la caractéristique principale de ce monde, c’est précisément qu’il est tout sauf fixe : la terre tremble souvent, le continent « s’agite beaucoup comme un vieillard qui remue dans son lit, [il] se soulève et soupire, pince les lèvres et pète, bâille et déglutit. » (p. 12). Les légendes veulent que le Père Terre (ainsi qu’on personnifie l’activité sismique et géologique intense du Fixe) est en colère contre tout ce qui est vivant. Je vous laisserai découvrir pourquoi à la lecture du livre… On comprend donc qu’il ne fait pas bon vivre sur ces terres. D’autant plus que régulièrement, le fixe connaît des Saisons – répertoriées dans une chronologie à la fin de l’ouvrage, en plus d’un lexique de certains termes communs dans notre monde, qui ont un tout autre sens dans le monde du Fixe, montrant un world building extradiégétique des plus conséquents.

Les Saisons, donc. Ce sont à la fois de longs hivers pouvant durer de quelques années jusqu’à plusieurs centaines d’années, tout en étant des périodes de catastrophes géologiques et de bouleversements climatiques qui peuvent en résulter : tremblements de terre, qui entraînent des éruptions volcaniques, qui voilent l’atmosphère, créant un hiver prolongé etc. Et La cinquième saison se passe, à ce que prétend le narrateur, à l’aube d’une des Saisons les plus violentes depuis longtemps, qui signe ni plus ni moins que la fin du monde – littéralement ce par quoi commence le roman dans sa première phrase : « Commençons par la fin du monde – pourquoi pas ? On en termine avec ça, et on passe à quelque chose de plus intéressant. » (p. 11).

C’est l’occasion pour moi de saluer le style abrupt mais juste de N.K. Jemisin, traduit sans faute par Michelle Charrier (qui a d’ailleurs aussi signé la traduction de Trop semblable à l’éclair d’Ada Palmer qui (teasing) se verra chroniqué un jour sur ce blog, quand je l’aurai lu…). Elle écrit brutalement, frontalement, impitoyablement. C’est dur, c’est éprouvant. J’ai du parfois poser le livre pour respirer un moment et je pense que pour cela je vais prendre du temps à lire la trilogie. Ce n’est pas que j’ai détesté, loin de là – j’ai adoré – mais page après page on en prend plein la figure. Et pas seulement parce que le monde est hostile : aussi parce que la narration – et l’autrice derrière – est en totale révolte…

L’orogénie, magie opprimée, exploitée et discriminée

A ceux qui doivent conquérir de haute lutte le respect que n’importe qui d’autre obtient d’office.
– dédicace au début du livre

D’habitude, quand je lis un livre, j’aime toujours regarder les premières pages – me confronter une première fois au style d’écriture, voir s’il y a des citations d’autres œuvres en exergue pour tisser une toile de références intertextuelles, voir aussi les dédicaces qui sont souvent l’occasion pour l’auteur.ice de se laisser aller à des messages plus personnels… Dans la dédicace de La cinquième saison, il n’en est rien. Ou plutôt, c’est personnel mais cela touche une frange tristement énorme de la population mondiale et, venant d’une femme afro-américaine, il me semble que, dans un roman qui met une lourde importance sur la problématique de la discrimination, l’oppression et l’exploitation systémique de minorités, ça ne sort pas de nulle part que de dédier son oeuvre à ces groupes de personnes. Cela touche évidemment aux populations africaines et plus largement à toutes les populations opprimées à cause de leurs origines ethniques, mais cela s’adresse aussi aux femmes, aux LGBT (il y a d’ailleurs des relations de ce type entre des personnages, et bien amenées, car ce n’est pas leur seule caractéristique d’être LGBT, c’est même plutôt un détail – bref, ils ne sont pas réduits à leur orientation romantique et/ou sexuelle), en un mot à tous les groupes de personnes qui subissent la haine et le mépris de ceux qui les dominent ou cherchent à les dominer.

Les orogènes sont donc des êtres humains sensibles aux caprices du Père Terre  et ont le pouvoir de dompter les forces, en canalisant l’énergie libérée par les secousses du sol. C’est pour cette raison que, quand ils utilisent leurs pouvoirs, tout gèle dans un certain périmètre autour d’eux, car ils ont utilisé toute la chaleur à disposition pour pallier à leurs besoin d’énergie. Ainsi, les orogènes peuvent déclencher des tremblements de terre, des éruptions volcaniques, faire jaillir des pans entiers de roche du sol (ou de l’eau), ils ont le pouvoir de dompter tout ce qui fait de leur monde un monde hostile.

Or, il n’y a pas que la terre qui soit hostile, dans La cinquième saison. Les humains le sont aussi. Entre eux, naturellement, mais surtout contre les orogènes qu’ils appellent gèneurs. Ce seul mot est porteur de toute la véritable phobie que subissent les orogènes du Fixe. Ils sont recrutés dès l’enfance par des Gardiens – qui sont de faux mentors, juste là pour mieux les manipuler, les museler et les dresser – et amenés dans une école encore moins sympathique que l’est de prime abord l’institut de Torpa dans Vita Nostra, qui se nomme le Fulcrum.

Tu es le verre que produisent les montagnes de feu, reprend-il tout bas. Un cadeau de l’immense Père Terre. Mais le Père Terre nous déteste, ne l’oublie jamais. Ses cadeaux se paient, et ils sont dangereux. Si nous te recueillons, si nous t’affûtons pour que tu sois assez tranchante, si nous te traitons avec le soin et le respect que tu mérites, tu deviendras précieuse. Mais si nous te laissons dans ton coin, tu couperas jusqu’à l’os la première personne à te heurter par accident. Ou pire, tu exploseras, et tu feras du mal à beaucoup de monde. (p. 48)

Fine manipulation du gardien Schaffa à l’égard de la jeune orogène Damaya. Il lui promet monts et merveilles, lui explique à quel point elle est précieuse et comment ses capacités sont extraordinaires, tout en soulignant les gens comme elle peuvent être effrayants, monstrueux… inhumains. Ce que Damaya ignore – mais que Syénite et encore plus Essun sauront – c’est à quel point le Fulcrum est une institution de déshumanisation et d’aliénation des orogènes : on les forme dès l’enfance pour devenir de parfaites petites machines, le bras armé et la main d’oeuvre de l’Impérial pour limiter les dégâts des Saisons, on les fait même se reproduire entre eux. Des esclaves et des lignées d’esclaves, qu’on traite comme d’inhumaines machines. Quelle ironie quand, dans un chapitre où Damaya apprend les sombres secrets du Fulcrum, on apprend aussi que les Gardiens sont plus machines qu’humains, alors qu’ils ont pour tâche précisément de faire oublier leur humanité aux orogènes.

Tu crois qu’aucun d’entre nous a la moindre importance, sinon par l’utilité qu’on a pour eux ? […] Mais à leurs yeux, on est juste des armes, des monstres utiles. Un peu de sang neuf à ajouter aux lignées. Des putains de gèneurs. (p. 153)

« On n’est pas humains.
-Si. On est humains. » La voix d’Albâtre explose. « Je me fous de ce qu’a décrété le conseil machin-machin, avec ses gros crétins bouffis de suffisance, je me fous des classements des géomestres et de toutes ces conneries. Ils se mentent à eux mêmes en disant qu’on n’est pas humains pour ne pas avoir à se sentir coupables de la manière dont ils nous traitent… » (p. 361)

Mais un gèneur n’est pas n’importe qui. Il ne lui est pas permis de se mettre en colère, de demander justice, de protéger ceux qu’il aime.
[…]
« Les orogènes ont construit le Flucrum. » [Albâtre] n’emploie presque jamais le mot orogène. « Nous l’avons construit sous la menace d’un génocide, nous nous en sommes servis pour nous mettre la corde au cou, mais nous l’avons construit. C’est grâce à nous que l’Antique Sanze est devenu si puissant et a existé si longtemps ; grâce à nous qu’il règne encore plus ou moins sur le monde entier, même si personne ne veut l’admettre. C’est nous qui avons compris que les nôtres pouvaient être stupéfiants en apprenant à affiner le don que nous avons de naissance.
– C’est une malédiction, pas un don. »
[…]
« C’est un don s’il nous permet de progresser, une malédiction si nous le laissons nous détruire. C’est nous qui en décidons… ni les instructeurs ni les Gardiens ni personne d’autre. » (p. 426)

En outre, ce qui m’a choqué, dans le mot gèneurs, c’est d’une part sa proximité évidente avec le verbe « gêner » en français, mais c’est aussi et surtout l’anagramme quasi parfait du n-word, rappelant encore une fois la violence systémique d’une société qui opprime et exploite ces orogènes qu’elle devrait plutôt craindre voire vénérer. Car ils sont plus proches de ce monde hostile, mieux ancrés dans les réalités du Père Terre et parviennent même à considérablement limiter les dégâts des Saisons sur les comms les mieux ouvertes à l’orogénie. Mais il y a un système qui a peur d’être renversé, et qui lutte contre les changements du monde qui menacent sa pérennité d’emblée foutue, mais qui cause du tort à nombre des très-humains que sont les orogènes, car il a simplement peur d’eux, peur de disparaître, et il a été entièrement construit sur cette peur. Ainsi, Albâtre et Syénite sont forcés de coucher ensemble – entre orogènes – pour perpétuer des lignées d’esclaves, Schaffa brise la main de Damaya avant de la lui réparer pour lui rappeler le contrôle qu’il (et l’Impérial) exerce sur elle et les siens, certains orogènes sont envoyés dans des noeuds… Or, on l’a vu au-dessus, avec ces citations d’Albâtre, il y a une prise de conscience et une marche progressive vers la révolte, le « non » que Schaffa interdit à Damaya, que Syénite va lui asséner…

Autodétermination, réappropriation, divergence des récits

Il y a plusieurs légères touches concernant ce sujet. D’abord quand Albâtre affirme que c’est aux orogènes et à personne d’autre de décider quoi faire de leur pouvoir. Mais il y a aussi une réflexion sur les noms qui en disent long sur ce que sont les personnages. Ainsi, Damaya, Syénite et Essun sont toutes trois la même personne, sous des facettes différentes. Le nom a une importance : il détermine une certaine personnalité, une certaine histoire. « Oui, bon, vous n’êtes pas tout à fait Essun. Pas seulement. Plus maintenant. » (p. 405)

Elle prend conscience de sa propre colère. De sa fureur. Rouille son devoir. Ce que fait ce Gardien, ce que font tous ces gardiens, ce n’est pas juste. (p. 269)

Nous sommes les dieux enchaînés, et ce n’est pas juste. (p. 270)

Choisir son nom d’orogène, c’était pour Damaya choisir son nom d’esclave. Devenir Essun, c’est se réapproprier, dire elle-même qui elle est, malgré qu’elle doive se cacher de la haine et la peur que ses pouvoirs suscitent. Il y a aussi une tension entre les récits officiels, pour ainsi dire fondateurs de l’Impérial, qui justifient son système opprimant envers les orogènes, et la réalité du vécu personnel des orogènes.

Mais l’essentiel de l’histoire échappe à l’histoire officielle, ne l’oubliez pas. (p. 13)

Ainsi, le récit de Misalem est souvent remis sur le tapis, chaque fois interprété d’une manière différente, pour souligner qu’une tradition est vivante, qu’elle doit évoluer, qu’on ne peut la fixer, n’en déplaise au nom apotropaïque du continent. Il est question de montrer que l’histoire n’a pas toujours à être narrée par les puissants, ni par les gagnants. Que chaque humain a son propre récit et qu’il est légitime.

Conclusion

Roman-coup-de-poing dans les dents de toute forme d’oppression et de discrimination, La cinquième saison est aussi un récit de fantasy très humain et très beau, malgré sa dureté. N.K. Jemisin fait aussi preuve d’un imaginaire que j’ose qualifier de très original (malgré ce que je prétends, j’ai finalement assez peu d’œuvres dites classiques de SFFF à mon actif), non seulement en tant que tel, mais aussi dans son traitement, car elle s’en sert pour tisser une fine narration qui brasse allègrement et d’une main de maître les thématiques de la  discrimination, de l’oppression et de l’exploitation de minorités. Et c’est sans compter la qualité de l’immersion – même s’il en faut peu pour me faire accrocher, c’est à saluer.

Référence

N.K. Jemisin, La cinquième saison (Les livres de la terre fracturée 1), J’ai Lu, Nouveaux Millénaires, 2017

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Pour aller plus loin :

Allez jeter un oeil à la critique de ce livre chez : ApophisLe ChroniqueurSymphonieCelindanaé, AlbédoBlackwolf, Lecturesda.

Vous pouvez aussi consulter le site officiel de N.K. Jemisin.

 

 

 

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