« Le chant de la mutilation » de Jason Hrivnak, un roman d’anti-apprentissage ?

J’ai commencé ce roman bien après Ulysse, mais il est aussi beaucoup plus court. C’est pourquoi j’écris cette chronique à peine un jour après ! Naturellement, je vais spoiler, donc vous voilà prévenu-e-s.

Dans la lignée de La maison des épreuves mais de manière plus indirecte (La maison déroulait une série de questions à choix multiples, sans solution, nous mettant seul-e devant nos choix et nous poussant à réfléchir aux conséquences desdits choix) , Le chant de la mutilation est un roman qui met le lecteur dans une position critique vis-à-vis de lui-même, en ceci qu’il est écrit en grande majorité à la deuxième personne, puisqu’il s’agit d’un discours que tient le démon Dinn à son apprenti (nommé Thomas à une ou deux pages mais le nom importe peu car il peut s’agir de n’importe qui), ce qui m’a tout de suite mené à réfléchir à comment je serais, ce que je ferais à la place de l’apprenti démon. En effet, Dinn affirme aussi ne pas s’intéresser aux occultistes ou aux personnes qui font régulièrement le mal, mais plutôt aux personnes comme vous et moi, chez qui le mal est potentiel, dormant. Cela amène le lecteur à se questionner, à faire face au mal que lui-même porte au quotidien… Les pulsions, les images de violence qui peuvent nous assaillir, les envies de meurtre, etc.

C’est un roman qui, suivant la trop célèbre formule de Nietzsche, fait regarder le lecteur dans ses propres abîmes, les affronter pour en faire ressortir ce que Hrivnak nomme des « trésors », c’est-à-dire ce qui nous rattache à notre humanité qu’il faut détruire pour accomplir son apprentissage de démon « car, une fois que tu auras rejeté les chaînes de ton humanité, ta volonté ne souffrira plus la moindre critique. » (p. 80) Comme le dit Hrivnak lui-même dans une interview : « ce livre est une sorte d’exercice : à quel point ce qui permet au personnage de survivre peut-il être minuscule ? »

Parmi ces trésors, il en ressort un qui sépare nettement l’humain des démons : l’amour car

ceux qui sont aimés subsistent sur un plan distinct, situé au-delà de la portée de l’influence démoniaque, inaccessible aux ondes démoniaques. (p. 236)

1200px-Nietzsche1882
« Celui qui doit combattre des monstres doit prendre garde de ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes dans un abîme, l’abîme regarde aussi en toi. » – Friedrich Nietzsche. Le roman de Hrivnak prend-il ici cette citation au sens d’affronter des monstres intérieurs ?

Si l’apprenti démon embrasse totalement sa nouvelle nature à la toute fin du livre (bien que cela soit annoncé dès environ la moitié du livre : « L’idée qu’il ait pu être aimé un jour lui était devenu un concept absolument étranger. » p. 106 : s’il se ferme à l’amour, il reste très peu de chances pour qu’il revienne à son humanité, car tous les autres trésors sont périssables), si donc il emprunte sans se retourner la « voie senestre, » son apprentissage (car il s’agit dans la forme d’un roman d’apprentissage morbide) m’a surtout paru l’image d’une progressive et, en quelques sortes, méthodique destruction d’une personne par des troubles psychiques. Ou, pour ne pas tomber dans le syndrome de Scully, disons que l’influence de Dinn sur son apprenti se manifeste par des symptômes qui flirtent avec le trouble psychotique qui se présente, à certaines pages comme l’arme du démon :

Et de cette découverte jaillira une gamme de nouvelles thérapies pharmaceutiques, des outils qui rendront la deuxième génération actuelle d’antipsychotiques aussi barbares que de vulgaires saignées. Avec ces armes, ce garçon vaincra le spectacle navrant que donne la pensée une fois plongée dans les extrêmes de la maladie mentale. C’en sera fini des hallucinations. Des illusions soutenues et intégrées. Toute une branche du tourment humain disparaîtra du jour au lendemain. (p. 177)

Il va sans dire que Dinn (doué d’une forme d’omniscience ou en tout cas de prescience d’après ce passage) va détruire le garçon qui va permettre cette découverte pour que cette découverte n’arrive jamais. Car le mental est une arme importante pour le démon, entre autres pour que l’apprenti accompli trouve sa forme finale dans ses rêves :

C’est pourquoi tu dois faire très attention au contenu de tes rêves. Cherche dans ces images une forme définitives, une configuration capable de convertir toutes les haines agrégées en une anatomie qui ne soit qu’à toi. (p. 80)

Roman d’anti-apprentissage, il consiste en une forme de régression de la personne : « Tu as accepté de devenir une chose sans qualités, une effigie dénuée de chaleur et de visage. » (p. 155)

La tâche première du démon ne consiste pas à tuer, mais plutôt à libérer un état d’anonymat écrasant, afin de démontrer à chaque victime que l’identité qu’elle s’est efforcée de préserver n’est rien d’autre qu’un mirage infect. (p. 141)

Car le démon déteste ce qui est humain, voit les mortels comme la « maladie incarnée » (p. 102), et pour lui il faut donc les éradiquer soit par la mort soit en les ralliant à la légion démoniaque. En somme, « Leur mortalité est leur seule vertu. » (p. 102).

Un détail qui m’a interpellé est le passage où Dinn montre à son apprenti des personnes en imaginant leur backstory, laquelle donne des sens radicalement différents aux actions d’apparence banale de ces personnes.

On a tort de parler des yeux seulement comme d’organes réceptifs, car l’oeil aguerri décharge une force bien plus grande que celle qu’il reçoit. Prend n’importe lequel des mortels présents ici en ce joyeux après-midi ensoleillé. Regarde ce type qui mange un sandwich derrière la vitre de ce café. […] Chaque élément de sa biographie est un lieu commun indigne du moindre commentaire. Mais à présent, parce que je le décide [suit une série de backstories que Dinn imagine au cadre]. Aussi, sous la même misérable forme mortelle, tu as vu un assassin, un roi et un extra-terrestre, mais tu n’hallucines en rien. Tu assistes à l’assaut de réalités embryonnaires, déchaînées par la seule force de mes paroles, car nous autres démons imposons notre volonté au monde matériel en le corrompant d’abord nommément. (pp. 86-87)

C’est un exercice à la limite du cliché de tout écrivain : se poser dans un lieu public, choisir une personne, l’observer et imaginer la chaîne causale de sa vie qui l’a menée précisément ici et maintenant. Bien entendu, Dinn le pratique toujours dans ses desseins morbides, mais je n’ai pu m’empêcher de sourire en me disant que c’était peut-être Hrivnak lui-même qui s’adressait au lecteur en disant que les écrivains sont des sortes de démons qui, par le pouvoir de la fiction, parviennent à changer le monde en commençant par le changer dans les mots, et donc les esprits. Fort heureusement, tous les écrivains de la réalité n’ont pas vocation à détruire le monde, car ici est envisagée une grande ampleur à leur pouvoir.

Le chant de la mutilation est donc une expérience de lecture retournante qui peut parfois faire se sentir mal : autant de fiel déversé par la voix du démon à la deuxième personne peut réellement toucher le moral (et donc prouver la réflexion précédente) de qui s’implique trop émotionnellement dans ses lectures. Cependant, arriver au bout de ce livre, c’est parvenir à soutenir le regard que l’abîme nous renvoie quand on regarde trop en lui, en voyant les alternatives au mal qu’évoque et rejette Dinn lui-même : sans le savoir, le démon nous donne les armes pour le contrer. En ce sens, ce roman est donc une injonction par le contre-exemple à s’aimer et à aimer la vie, si on ne veut pas finir dans la condition indésirable (ou l’est-elle vraiment ?) de Thomas l’apprenti démon.

Référence

Jason Hrivnak, Le chant de la mutilation, L’Ogre, Paris, 2019, 252p.

couv22202849

AVT_Jason-Hrivnak_5796

 

2 commentaires sur “« Le chant de la mutilation » de Jason Hrivnak, un roman d’anti-apprentissage ?

Laisser un commentaire